17 septembre 2006
Sibérie : le
sidecar de l'Armée Rouge qui vous fait remonter le temps.
par Jerry Garrett
Irbit est une petite ville de l'Ouest de la Sibérie,
située sur les plaines venteuses à l'Est des
monts Oural. Sur la grand-place, une statue de Lénine a
été peinte en rose par d'insolents capitalistes.
Ce monument n'est pas la seule particularité d'Irbit : on
dit que ses quelques 43.000 habitants possèdent environ
60.000 motos. C'est particulièrement remarquable, pour un
endroit au climat sub-artique caractérisé par des
étés froids et brefs, et des hivers rigoureux
propices aux aventures d'un Boris Pasternak.
Malgré cela, Irbit est la Mecque du motard Russe, avec deux
écoles professionnelles de mécanique moto, une
école d'ingénieurs moto, un musée de
la moto, une grande concentration annuelle de motards - et l'usine
produisant les motos vendues sous la marque Ural. Irbit est tout
à la fois Daytona, Sturgis et Milwaukee !
Sur le marché de la moto, les mécaniques
classiques semblent conserver un fort capital de sympathie, et Ural
apporte une ligne de produits intéressante : des motos
attelées que tout le monde prend pour d'anciennes BMW (et ce
n'est pas un hasard). Ces motos proposent un curieux mélange
de technologie moderne, tel le frein à disque avant, et
d'aspects rétro, tels la roue de secours et le
porte-jerrican ; certaines ont une transmission à
la roue du side, héritage d'un usage militaire. Leur prix
aux USA culmine autour de 10.000$.
Comment Irbit, un avant-poste gelé de la steppe,
balayé par le vent, est-il devenu un paradis des motards
Russe ? La responsabilité en revient à
l'opération Barbarossa, nom de code de l'invasion Allemande
de juin 1941.
C'est à ce moment que Staline a
décrété la production de motos
stratégique en temps de guerre, et a
décidé de l'éloigner de Moscou,
où elle aurait été exposée
aux bombardiers Allemands, vers un lieu à peu
près aussi facile d'accès que la face
cachée de la Lune. Irbit conviendrait parfaitement.
Jusque là, la Russie n'avait que depuis peu
commencé sa propre production de motos, basée sur
la technologie de ses ex-alliés, les Allemands. Technologie
achetée ou volée, selon qui raconte l'histoire.
BMW, producteur de moteurs d'avions depuis la 1ère guerre
mondiale, a perdu la possibilité de produire la plupart des
matériels militaires suite au traité de
Versailles ; mais rien ne lui interdisait la création
d'armement. Et BMW a créé la robuste R71, une
moto attelée estimée parfaite pour
l'armée Russe - d'autant que BMW avait
secrètement dessiné un meilleur modèle
pour l'Allemagne. La version Russe de la R71 fut
désignée M72.
Quelque temps après le début des
hostilités, les Russes se sont rendu compte que sur le plan
motocycliste de l'échange, ils s'étaient fait
avoir. Lorsque le vent de la seconde guerre mondiale a
tourné à leur avantage, les Russes ont
égalisé le score en marchant sur Eisenach,
l'usine BMW, où toute la ligne d'assemblage des R75 a
été démontée. Elle a
ensuite été transportée à
Irbit et remontée, pièce après
pièce.
Depuis, plus de 3,2 millions d'Ural, de type sidecars lourds, ont
été produits. L'Ural, parfois
désigné comme la jeep Russe, est
restée une des basiques de l'Armée Rouge
jusqu'à la fin des années 50 ; puis Ural s'est
consacré au marché civil, avide de ses
modèles à la robustesse toute militaire.
Pendant des décennies, Ural a profité du
marché intérieur totalement captif sous le
régime communiste, et a produit jusqu'à 130.000
motos par an. Mais l'effondrement de l'Union Soviétique a
marqué la fin des subventions. Le vrai coût de
construction d'une Ural était trop
élevé pour soutenir la concurrence des motos
à petit prix produites en Asie. La demande s'est
réduite, sans toutefois disparaitre.
Simultanément au dépérissement d'Ural,
ses employés ont subi le même sort. A un certain
moment, les employés restants ont dû trainer par
pièces les lignes d'assemblage dans un petit
bâtiment dépourvu de chauffage, et tenter de
reprendre la production à l'aide de
générateurs diesel. Lorsque le fuel a
manqué, le travail a continué à la
lueur des bougies.
Des investisseurs Russes ont sauvé l'entreprise dans ses
heures les plus sombres, lors de l'hiver 2000-2001, en consentant
à de nouveaux investissements.
La société a fermé six mois pour se
doter de nouveaux outils, réouvrant fin 2001. Ses ventes
annuelles se sont stabilisées autour de 2.000
unités, sur l'ensemble des marchés mondiaux.
Les vaillantes Ural ont séduit des partisans convaincus,
à défaut d'être nombreux, avec leurs
qualités passe-partout, leur robustesse de bonnes
à tout faire, et leur éternel sidecar. Les Urals
offrent également la possibilité inhabituelle de
rouler avec deux roues motrices ; la manoeuvre de leviers permet de
solidariser la roue du side avec la roue arrière, et donc
contribuer à transmettre la puissance. Ensemble, ces deux
roues peuvent extraire une Ural d'un terrain mauvais au point de mettre
en échec un 4x4 lourd.
"Les Urals servaient de bêtes de somme", selon Madina
Merzhoyeva, l'une des huit employées du bureau Ural en
Amérique à Redmond, état de
Washington. Pour transporter des matériaux, aller
travailler, porter des sacs de patates dans les fermes ... Les jeunes
familles pouvaient se la payer, moyen de transport à la fois
économique et pratique.
Pour les journalistes moto ayant connu les Urals, la vue des nouveau
modèles provoque des réactions qui me font penser
à ce que disent mes voisins âgés
à propos du Détroit d'aujourd'hui : "c'est moins
pire qu'avant".
Pour sûr, ce n'est pas une adhésion franche, et on
est loin d'un message publicitaire utilisable, que ce soit pour Ural ou
pour Détroit. Mais au moins, cela se veut
concéder qu'il y avait quelques progrès
à faire.
Désormais désignée par Irbitski
Motozykletny Zavod, ou IMZ-Ural, la société
s'efforce de régler des soucis consternants de
qualité, d'améliorer ses modèles et de
les rendre suffisament attrayants pour développer une
clientèle internationale. Ural continue à
produire le cadre, le moteur, la transmission, les roues et les
pièces du sidecar à partir des
spécifications de base datant de 1939. Mais de plus en plus
de composants proviennent du Japon, d'Europe ou des Etats-Unis.
Pour respecter les normes Américaines de pollution,
l'anémique bicylindre de 650 cm3 a dû
être retravaillé. En 2003, une version 750 cm3 de
40 chevaux est apparue. Les ventes ont augmenté peu
à peu ; en 2005 Ural a vendu 550 motos aux Etats-Unis, et
l'objectif cette année est de 800 machines.
"Le défi a été de surpasser
l'obsédante réputation de mauvaise
qualité", dit Mme. Merzhoyeva, "et de changer l'image de
vieille machine rétro".
"La société s'est d'abord attachée
à traiter drastiquement les problèmes de
qualité, et en relativement peu de temps les changements ont
été significatifs ; les modèles de
2003 à 2006 sont à des années
lumière des précédents, même
de ceux de 2002", dit-elle.
Le prochain objectif marquant pour Ural est de revoir l'ancienne
boîte de vitesses, non synchronisée. Pour
éviter de faire grincer les engrenages lors des changements
de rapports, le conducteur doit soit être expert dans l'art
de synchroniser les vitesses de rotation de la boîte et du
moteur, soit exécuter un double-débrayage, en
donnant un coup de gaz au point mort, embrayage en prise, pour amener
les composants au même rythme.
"Pendant le rodage, le bruit et les craquements sont normaux",
prévient Mme. Merzhoyeva. "Après 2.000 km
environ, la dureté et les bruits s'atténuent."
Quiconque habitué à la moto se sentira
probablement, en conduisant un Ural, comme un bison sur une planche
à roulettes. L'inertie du sidecar fait que les 335kg de
l'ensemble sont tirés depuis la gauche lors des
accélérations et lors des changements de
rapports, c'est un peu le même effet directionnel que celui
qu'on peut obtenir avec le couple sur une automobile puissante
à traction avant. En phase de
décélération ou au freinage, c'est le
côté droit qui tire. Comme on ne cesse de jouer de
l'embrayage, changer de rapports, accélérer ou
freiner, l'Ural semble passer son temps à dévier
d'un côté ou de l'autre de la route.
Les virages serrés requièrent eux aussi une
technique particulière avec un sidecar. Si le panier est
vide, sa roue risque fort de lever en virage à droite ;
tourner est plus facile avec son ou sa petite amie dans le sidecar, ou
tout autre lest. Ramener la roue sur la terre ferme s'obtient
après quelques instants d'anxiété et
l'acceptation de redonner un peu de guidon à gauche.
L'Ural n'est pas limité au transport de deux personnes, le
modèle camouflé Gear-Up ( livré
d'usine avec un point de montage pour mitrailleuse, arme vendue
séparément ) dispose d'un siège
passager sur la moto, qui porte la capacité à
trois personnes. Derrière le siège du sidecar, il
y a la place pour un sac ou deux. Tous les Urals attelés
transportent une bien pratique roue de secours.
La gamme Ural comprend à présent cinq
modèles. Le Patrol, à 10.190$, est un peu moins
militaire que le Gear-Up, prêt au combat pour 10.990$ ; tous
les deux disposent de la transmission aux deux roues. Le
Rétro à 10.890$ est fidèle au look de
la BMW de 1939. Le Tourist, à 8.990$, est notament
agrémenté d'un pare-brise
côté sidecar, et le Troyka à 10.090$
présente un look plus moderne (ainsi que la Wolf, un cruiser
bientôt disponible, sans sidecar et moins rétro,
qui peut déjà être
réservée au prix de 6.390$).
J'ai essayé le Gear-Up, celui qui te secoue à
t'entrechoquer les dents, en Californie du Sud. Je voulais la
quintessence de l'expérience Ural, un peu marqué
je l'avoue d'avoir vu trop d'épisodes de "Hogan's Heroes"
lors de ma jeunesse. Mon expérience du double
débrayage sur un Ford de 1932, il y a bien longtemps, m'a
permis de passer honorablement les quatre rapports avant. Une autre
particularité inhabituelle de l'Ural est sa marche
arrière (les Honda Goldwing et BMW K1200 n'ont qu'une
capacité limitée à la marche
arrière).
Une Ural peut rouler à une vitesse acceptable sur autoroute.
Le freinage en sécurité depuis ces vitesses
paraissait peu évident au départ, mais en fin de
compte ça stoppe. Tourner avec l'Ural demande à
pousser ou tirer le guidon ; avec un sidecar se pencher comme en solo
ne sert qu'à attraper mal au dos.
Le sidecar peut être déposé, mais il
vaut mieux oublier toute idée de rouler avec la moto sans le
panier, malgré son apparence classique rassurante.
"L'Ural est née avec un panier", explique Mme. Merzhoyeva.
"Toute sa géométrie est calculée pour
offrir le meilleur comportement avec le sidecar. Si vous le retirez, il
est nécessaire de modifier la moto."
"Ceux qui achètent une Ural retirent rarement le panier",
ajoute-t-elle."Et s'ils le font, ils le remontent car une Ural sans
sidecar n'est pas une Ural."
Les Ural sont réputées pour leur
résistance, ses fans parcourent des continents voire
même font le tour du monde. Une cinquantaine de kms m'ont
suffit, sans parler de mon stoïque compagnon dans le panier.
C'était comme une séquence de Walter Mitty, je
nous imaginais secoués le long de la route de la mort
trans-sibérienne, une dure nuit d'hiver, mon
fidèle lieutenant à mes
côtés dans le side, les armes automatiques
prêtes à faire feu et les boîtes
à munitions secouées sans ménagement
dans le coffre.
Nous chantions "la victoire nous appartient, car notre cause est juste".
Hogan !
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